Interview de Jean-Pierre Danel pour "Guitar Live" (avril 2007)

Comment a débuté l'aventure Guitar Connection et quelles étaient tes ambitions initiales?

Le projet Guitar Connection a débuté quand Sony, chez qui j'ai sorti plusieurs centaines de disques que j'ai produit depuis la fin des années 80, m'a demandé de leur proposer un album concept un peu original. J'ai pensé à un disque de guitare, par simple plaisir personnel. Ils savaient que j'avais fait plusieurs dizaines d'albums instrumentaux à l'étranger depuis des années, et que j'avais reçu des prix aux USA, alors j'étais crédible à leurs yeux dans ce type de concept. J'ai proposé de faire un album + un dvd, qui était un making of au départ, auquel j'ai ajouté la possibilité de montrer aux gens comment jouer les titres de l'album. Le projet a finalement séduit certaines personnes chez Sony, et pas du tout certaines autres. Il a été reporté plusieurs fois et la sortie retardée de plusieurs mois. Finalement, je crois que les succès obtenus par mes autres productions dans la maison ont fini par les faire flancher et accepter le projet, mais en y allant sur la pointe des pieds. Les objectifs de ventes étaient au départ tous petits, car le département commercial ne voyait pas comment vendre de la guitare instrumentale. Ils se sont vite ravisés et ont remis des disques dans les magasins...

Le premier volet a eu beaucoup de succès: ça t'a surpris? Pour ce genre d'albums, un tel succès était véritablement une première!

C'est un peu gênant pour moi de le dire, mais il est vrai que, archives consultées, aucun disque de guitare instrumentale n'avait jamais été N°1 des ventes en France. Celui-là l'est resté pendant deux semaines en juillet-août 2006 - à la surprise générale ! - puis a passé encore 3 semaines au N°2, et 5 mois dans les charts. Nous avons vendu 160 000 exemplaires à ce jour, ce qui est considérable étant donné le niveau devenu catastrophiquement bas du marché du disque. Ce fut une des meilleures ventes de l'année en France, la cinquième je crois, derrière Diam's, Voulzy et quelques autres. A la remise du disque d'or, le PDG de Sony s'est excusé d'avoir refusé plusieurs fois le projet, et m'a demandé comment j'avais fait... J'avoue que j'ai moi aussi été surpris par ces ventes, mais j'avais expliqué à Sony que, étant donné que les fans de guitare instrumentale n'avaient eu aucun disque nouveau à se mettre sous la dent depuis 20 ans au moins, ils risquaient de vouloir acheter celui-là...

Tu penses faire de Guitar Connection une franchise à multiples opus?

Non, je ne crois pas. Le volume 2 est actuellement N°8 des ventes, ce qui est un succès bien entendu, mais je ne sais pas si le répertoire possible à explorer dans le cadre, somme toute assez limité de ce concept, me permettra de faire beaucoup de disques supplémentaires sans risquer de tomber dans un projet dont l'aspect commercial irait à l'encontre de mon idée de départ... J'ai proposé à Sony un volume 3 qui serait chanté, car je ne veux pas faire trop de reprises instrumentales de titres qui furent originellement vocaux. Je vais éviter de faire de la musique d'ascenseur ... Je préfère rester sur un succès public et critique, et passer à autre chose. Mon parcours de producteur m'apporte beaucoup de plaisir aussi et mon ego n'est heureusement pas en manque quand c'est un autre artiste que moi qui est sur le devant de la scène.

Tu incorpores beaucoup de styles musicaux différents dans le choix des titres. s-tu une préférence personnelle pour un style en particulier?

J'ai la chance d'aimer beaucoup de styles musicaux différents, et d'avoir produit de tout également, y compris du classique et du jazz, ou des disques pour enfant, des albums Buddha Bar et Barrio Latino, de la dance, de la pop, de la variété, et des compilations très commerciales, dont je ne rougis aucunement, car il en existe de bonnes, et qu'elles permettent de financer des projets plus audacieux. Dans ma voiture, en ce moment, j'ai Lenny Kravitz, Polnareff, McCartney, Yes, Charles Trénet, Peter Gabriel, Weezer, bref, plutôt pop-rock, et plutôt classique. On vieillit !! Les Beatles restent un must sans doute définitif. Concernant la guitare à proprement parler, j'avoue que les grands classiques me parlent davantage car j'aime les gens qui ont su créer un style. Clapton, les Shadows, Gilmour, Jeff Beck, Hendrix, Knopfler, sont de bons exemples. Dans le vieux blues et le jazz, on trouve des gens remarquables évidemment. J'admire le talent de Vaï ou Satriani, mais leur musique m'émeut moins. Plus récemment, j'ai apprécié Derek Trucks, mais il joue lui aussi dans un style assez classique...

Qu'est-ce qui fait un bon morceau à la guitare?

Je serais ravi que tu me le dises !! Je n'en sais rien. Le plaisir qu'on a à écouter cette musique est très subjectif, et varie beaucoup aussi selon que l'on pratique l'instrument ou non. Des guitaristes vont être intéressés par certains aspects techniques ou novateurs par exemple, alors que le public lambda s'en contre fiche le plus souvent. Je crois qu'un son original, et un riff qui soit à la fois évident mais pas téléphoné pour autant, sont une base sur laquelle on peut aller très loin. Les grands classiques sont ceux qui ont marqué un tournant. Guitar Boogie ou Apache ont fait changer universellement la guitare moderne à leur époque. Ca reste possible, mais c'est plus complexe aujourd'hui, car beaucoup de choses ont été faites et que la musique actuelle n'est généralement pas seulement orientée sur la guitare.

Si tu devais faire une compilation Guitar Connection avec seulement des morceaux de l'année 2006, que choisirais-tu?

2006, c'est un peu limitatif. Mais on trouve dans ces dernières années des titres qui font une belle place à la guitare. Guitar Connection a pour principe d'inclure des standards grand public, supposés être connus de tous. Alors dans le répertoire des années 2000, on pourrait piocher, en étant large et si possible ouvert d'esprit, chez Franz Ferdinand, Placebo, Colplay, Maroon 5, Blur, Oasis ou, en France, M. Beaucoup d'autres choses aussi bien entendu. J'évite volontairement les choses qui ne concernent que les guitaristes purs et durs, pour aller chercher une palette plus vaste, qui parle à tout le monde. De toutes façons, il n'y a pas eu de succès instrumental à la guitare depuis des lustres.

Outre tes activités de guitariste, tu es également écrivain. A ce titre, tu vas sortir une biographie sur Sacha Guitry dans quelques mois. Peux-tu nous en dire plus là-dessus?

Ecrivain est un grand mot... Mais j'ai toujours adoré Sacha Guitry, son sens éclatant de la formule, ses dons multiples et ses innovations incroyables. On oublie souvent, qu'en dehors du théâtre dont il fut le roi international pendant la première moitié du 20ème siècle, il a inventé mille choses au cinéma : la voix off, tourner à plusieurs caméras, placer une caméra sur le capot d'une voiture, des essais de post synchro dès 1915, le mélange de séquences filmées et de théâtre live dans un même spectacle, l'interaction avec le public dans la salle... Bref, cet homme était surdoué - il a dicté 7 pièces à sa secrétaire en une après midi tout en jouant au billard, et elles furent toutes jouées à la rentrée suivante, avec succès ! Il a aussi eu une vie personnelle très romanesque, une réussite hallucinante et, bien entendu, des jalousies à la hauteur... Un bon sujet de livre, donc. J'ai le bonheur d'avoir des manuscrits originaux de lui, et c'est brillantissime...

Comment se lance-t-on dans l'écriture quand on est un guitariste reconnu internationalement?

On se lance tout seul dans son coin ! J'ai eu la chance que mon projet séduise Le Marque Page - un des départements du Seuil - et ils ont choisi de le sortir. Aucun rapport avec mes activités musicales. J'en avais fait deux autres avant, dont un sur les Fender Stratocaster, ce qui sonne moins intellectuel ! C'est un bonheur, l'écriture. Les contraintes sont bien plus minces que dans la musique... Mais il reste des points communs. Il y a des auteurs assassinés par la critique, et adulés par le public. Bernard Werber par exemple me dit souvent qu'il est fatigué de ça, de ce lynchage de principe. Je lui ai dit "ne t'en fait pas, tu seras dans le dictionnaire aux côtés de Jules Verne, lui aussi snobé par la critique, mais reconnu dans le monde entier, et finalement salué aujourd'hui par les littéraires". Il a été ravi, car nous sommes tous les deux de grands admirateurs de Verne...

Quels sont tes autres projets cette année?

Je ne prévois pas les choses très longtemps à l'avance... Musicalement, ils sont peu nombreux, car les maisons de disques pleurent sur l'état du marché du disque et tout ce qu'elles n'ont pas su anticiper, ce qui fait que même si on produisait de belles choses, la plupart ne seraient même pas commercialisées ou promotionnées. Je prends du temps pour développer la carrière d'un nouvel humoriste, Patrick Veisselier. J'avais produit la dernière vidéo d'Elie Kakou, au Cirque d'Hiver, et j'avais adoré ça. Patrick a fait l'Olympia en avril, puis le gymnase cet automne, et je produis divers programmes vidéos pour lui, sur scène mais pas seulement. Ca me plait beaucoup. Je vais prendre quelques vacances aussi ! Côté musique, mes Strats ne me quittent pas. Je prépare en dilettante un dvd sur la Fender Stratocaster, basé sur ma collection, qui fera l'objet d'un partenariat avec Fender, qui me soutient beaucoup. Peut-être y aura-t-il un Guitar Connection 3, et sinon, je ferai sûrement un nouvel album un de ces jours. Je ne sais pas encore, j'ai beaucoup d'autres choses en route. J'ai une relative liberté dans mon travail, j'en profite du mieux que je peux !

Propos recueillis par Nicolas Didier