L'histoire de la Fender Stratocaster

Jean-Pierre Danel, guitariste, producteur et collectionneur de belles guitares, a écrit un ouvrage sur la Stratocaster. Il nous retrace l’histoire de l’instrument et dévoile des anecdotes inédites sur sa Stratocaster préférée : Miss Daisy, l’un des très rares modèles de pré-production, fabriqué par Fender en 1954.

Naissance d’une légende

Nous sommes dans les années 40. La guitare, instrument déjà populaire, fait de plus en plus d’amoureux avec les formats demi-caisses popularisés par Gibson, Epiphone ou Rickenbaker. Mais ces modèles posent à cette époque des problèmes de larsen, montrant du coup une relative faiblesse en terme de puissance. Depuis quelques années, des ingénieurs cherchent des solutions. Après avoir réparé des radios puis conçu des amplis de guitare dans les années 40, Leo Fender se lance dans la conception d‘instrument révolutionnaire : la guitare électrique "solid body".

Certes, Rickenbaker a donné quelques pistes pour la conception du corps et l’amplification : la marque propose depuis les années 30 une steel guitar électrique appelée Frying Pan, mais son look et son utilisation la réservent à une relative confidentialité. D’autres passionnés se penchent sur ce problème, tels Paul Bigsby et le guitariste Merle Travis.

Très inventif, Leo Fender sera le premier à proposer une solid body fabriquée et commercialisée en série. La Broadcaster, c’est son nom, naît en 1950. Rebaptisée rapidement Telecaster (avec sa variante économique, l’Esquire, équipée d’un micro au lieu de deux), la guitare démarre lentement.


Fender Esquire Time Machine relic 59 (Custom Shop) - Fender Telecaster American Deluxe touche érable



Les critiques sont parfois hostiles : elle est comparée à un bout de bois ou à une rame de canöé ! Elle trouvera quand même sa place chez de nombreux guitaristes de country.

La Telecaster d’alors arbore un vernis "butter scotch" jaunâtre translucide, assez classique, mais propose des nouveautés intéressantes : les mécaniques d’un même côté de la tête. Le manche, en érable d’une seule pièce, est vissé sur la caisse (et non collé), et la guitare se montre facile d’utilisation et de réglage.

La Precision Bass marque ensuite une étape. C’est une invention révolutionnaire : la première guitare basse, électrique et équipée de frettes.


Fender Precision Bass American (touche palissandre)


Mais déjà Fender sent bien qu’il lui faut étoffer son catalogue, limité pour l’instant aux seules Telecaster et Precision Bass. Il doit séduire une clientèle plus large en s’inspirant des points forts des instruments qu’il a inventés.

Guidé par l’instinct et les avis des clients, il garde en mémoire les proportions harmonieuses de la basse. De la Telecaster, il reprend toutes les innovations comme le manche vissé et les réglages faciles à manipuler, et travaille désormais sur un troisième type de guitare.

Au printemps 1954, Leo Fender, Freddie Tavares et George Fullerton parviennent donc au terme de la conception, démarrée un an plus tôt, du modèle qui doit constituer le haut de gamme des guitares Fender. Elle sera baptisée Stratocaster.


Fender Stratocaster 1956 reissue Limited Edition


L’idée de Leo, fruit des recherches Fender mais aussi des propositions suggérées par les guitaristes proches de la marque, comme Bill Carson, Jimmy Bryant ou Rex Galleon, est de proposer un instrument totalement révolutionnaire.

D’abord, la guitare doit posséder un vibrato efficace. Le procédé fût déjà essayé par Bigsby, mais s’était montré jusque là peu convaincant.

Ensuite, il faut proposer trois micros (et non deux comme la concurrence) pour obtenir une grande palette de sons.

Enfin, il faut un corps aux contours confortables, un look futuriste, un jack sécurisé (difficile à débrancher même si l’on marche sur le fil en concert). Les guitaristes recherchent la plus grande précision de réglages possible, une vraie qualité de la tenue d’accord, une grande facilité de fabrication, d’entretien et de réglage, un prix abordable, une solidité à toute épreuve, etc.



Les premières Strat’

Après divers essais, quelques prototypes sont fabriqués en mars/avril 1954. Quelques-uns portent une couleur dite "Custom", et le plus souvent une plaque de protection dorée en aluminium anodisé, à laquelle Leo semblait attaché. En réalité, elle sera vite abandonnée. En effet, la couleur passait très vite avec la transpiration des mains des guitaristes.

On connaît ces quelques prototypes encore aujourd’hui : la "desert sand" et plaque dorée, aujourd’hui propriété enviée de David Gilmour (numérotée 0001, mais en aucun cas la première construite), la Fiesta Red de Pee Wee Crayton avec plaque anodisée dorée, la noire plaque blanche de Jimmy Bryant, la sunburst ondée de Geoge Fullerton, une Strat bleue et plaque anodisée, et une autre bleue, plaque blanche…

Les premiers modèles sont déclinés en couleur "sunburst" deux tons, noir et jaune canari ou, plus rarement, noir et ambré.

Les toutes premières guitares voient leur numéro de série gravée sur la plaque en plastique à l’arrière du vibrato, puis sur la plaque de fixation en métal du manche. Mais Fender mélange les numérotations des Stratocaster avec celles des Telecaster et des basses, et absolument rien n’est chronologique ! La guitare considérée comme la première Stratocaster de pré-production, fabriquée après les prototypes, porte le numéro #100, et fut assemblée en avril 54.

Allez comprendre pourquoi, la guitare portant le #0001 vient plus tard et date de l’été 54 ! Pire, certaines guitares datées de l’été portent des numéros dans les 6000 et 7000, ou 07000, et des modèles numérotés #0049 et #0022 datent de juillet/août, soit les mêmes mois que Miss Daisy, qui elle porte le numéro 0585… Difficile à suivre !

Pourquoi une telle confusion ? En fait, les plaques étaient simplement en vrac dans un carton, et les employés piochaient dans cette boîte, sans souci de chronologie.

Forrest White, directeur de l’usine Fender à l’époque, insiste sur le fait que toutes les Stratocaster fabriquées avant octobre 54 sont des instruments de pré-production. Autrement dit, elles sont confiées aux magasins ou à des musiciens proches de la marque, dans le but de trouver des clients afin de démarrer la fabrication en série.

Ces premières guitares datent donc du printemps/été 54, et sont fabriquées en tout petit nombre. A l’époque, pas même un exemplaire par jour ! Elles bénéficiaient de soins attentifs, tant par le désormais célèbre Tadeo Gomez, avec ses manches réputés, que pour le bobinage des micros, l’ajustage de la lutherie, des mécaniques, etc.

Le bois choisi était du frêne, pour ses qualités sonores et plastiques, avec des veines du plus bel effet. Ce bois sera abandonné pour des raisons économiques en 1956 et seulement conservé pour les modèles vernis en blond translucide.

Surtout, en 1954, une proportion non négligeable de Stratocaster se voit pourvue d’un corps en une seule et unique pièce, ce qui favorise la propagation des ondes sonores. Par la suite, moins de 2% des Stratocaster fabriquées bénéficieront de cette faveur…

Des débuts difficiles

Fender propose donc à quelques guitaristes locaux de tester la guitare et commence à présenter la Stratocaster à ses revendeurs. L’accueil est pour le moins froid.

La guitare a un look futuriste, avec ses deux cornes dissemblables, son vibrato et sa caisse pleine – une invention encore récente, tout juste popularisée par la Telecaster puis par la Gibson Les Paul.

Le patron d’un magasin new-yorkais propose même au commercial de chez Fender d’échanger l’instrument contre le train électrique de son fils, étant donné qu’il ne se voit pas proposer un engin pareil à ses clients…

Les deux premières commandes tombent… en octobre, avec deux fois 100 guitares... seulement !

En 1954, les archives Fender dénombrent en tout 268 guitares fabriquées très exactement (on ignore si ce nombre inclus les quelques prototypes cités plus haut). La quantité atteindra environ 500 guitares produites en 1955.

Il faudra attendre les passages de Jimmy Bryant à la télévision et surtout l’explosion du rock’n’roll, avec Buddy Holly puis Ritchie Valens, pour que la Stratocaster se popularise en 1957 et l’année suivante.


Fender Stratocaster Artist Dick Dale Signature


Suivra la Surf Music de Dick Dale puis des Beach Boys au début des 60’s. En Europe, Hank Marvin, leader du premier groupe de rock anglais , les Shadows, reçoit la première Strat exportée du sol américain début 1959, un modèle Fiesta Red, avec manche Bird’s Eye et accastillage doré. Les Shadows feront du Fiesta Red la finition Fender la plus demandée au monde…

Disgrâce et renaissance

Fender, vendu à CBS début 1965, voit sa réputation baisser en même temps que les quantités de fabrication s’envolent.

Au milieu des 60’s, le rock se tourne vers Gibson, et les stars du genre délaissent la Stratocaster. Même les Shadows ont finalement leur propre modèle fabriqué par Burns, et la page semble tournée, tant et si bien que Fender passe juste à côté de la suppression de la Stratocaster dans son catalogue ! Elle ne doit sa survie qu’à l’échec du modèle sensé la supplanter, la Jazzmaster.

Dans le même temps, Lennon et Harrison acquièrent deux Strats pour leur album Revolver, des modèles d’occasion, car les magasins ne proposent guère de Stratocaster neuves, tant cette guitare semble reléguée aux oubliettes de l’histoire du rock.

Un autre guitariste l’adopte et en fait son emblème. Il s’appelle Jimi Hendrix. Il s’affiche avec des Strat, et en tire des sons jamais entendus. C’est une révolution !

La marque reprend du souffle. Eric Clapton s’affiche en 1967 avec Brownie, un modèle de 1956. Les Pink Floyd, Yes, Deep Purple et les ténors du rock progressif suivent, les Shadows y reviennent aussi…


Fender Stratocaster Artist Eric Clapton signature


Clapton se trouve même la compagne de ses rêves avec Blackie, une guitare qu’il bricole à partir de trois Strats 56 et 57, achetées 100 dollars chacune à Nashville. D’un coup, les années 70 refont la part belle aux Strats, et Dire Straits, Stevie Ray Vaughan et les autres suivent le mouvement à la fin de la décennie.

Les années 80 vont remettre la Stratocaster au sommet, définitivement. Et aujourd’hui, grâce à ce modèle, la marque est encore la plus célébrée au monde.

La folie du vintage

Les musiciens mythiques qui s’emparent de la Stratocaster jouent presque tous sur des modèles anciens. Or la fabrication a évolué, les Strats des 70’s traînent une épouvantable réputation, et on leur préfère parfois même les copies japonaises.

La folie du vintage (période pré-CBS) commence et explosera au milieu de la décennie, atteignant des côtes impressionnantes, à tel point que Fender commence alors à rééditer des modèles selon les spécificités des 50’s et 60’s.

Chez les passionnés, on privilégie alors les modèles à manche érable "maple neck" de 54 (si on en trouve !) à 58, et les "Rosewood", particulièrement les Séries L (une erreur de numérotation chez Fender : un L au lieu du 1 de 100 000 !), de 63 à 65.

Aujourd’hui, Clapton, Knopfler ou Marvin ont des Stratocaster Signature à leur nom, et ces modèles ont une qualité de fabrication irréprochable.


Fender Stratocaster Artist Mark Knopfler


Depuis la création de la marque, cinq décennies ont passé, et le mythe de cette icône du siècle semble désormais indéboulonnable. La Strat reste la guitare la plus vendue au monde.

Cependant, les modèles "vintage" gardent le haut du pavé quant à la côte d’amour des musiciens et dans le coeur des collectionneurs.

Quelques-unes des rares Fender Stratocaster de 1954, conservées avec le temps, sont désormais en bonne place dans des musées internationaux consacrés à la musique ou au design. Les autres se font très rares. Eric Clapton en avait offert une à son ami George Harrison. Mark Knopfler a également acquis un exemplaire de cet instrument considéré par les spécialistes comme le Stradivarius de la guitare électrique.

Lors de ventes aux enchères, les modèles de ce millésime en coloris "sunburst" ont atteint en 2006 et 2007 des prix de plus de 180 000 dollars. Un des modèles "custom color" bleu s'est récemment vendu au Japon plus de 250 000 dollars. Rien qu’un étui de cette époque – vide – dépasse aujourd’hui les 5000 euros !

Pourquoi ? Sans doute parce que, outre leurs qualités musicales exceptionnelles et leur rareté, ces toutes premières guitares sont celles qui ont eu la lourde tâche de convaincre le petit monde de la musique que la Stratocaster allait révolutionner la guitare moderne.

Fabriquée en 1954, Miss Daisy est l’une de ces merveilles, sur laquelle j’ai la chance d’avoir à veiller… Je vous propose d’en faire le tour dans le second article consacré à la légende Fender.

Jean-Pierre Danel

Site de Jean-Pierre Danel :
www.jeanpierredanel.com